Chapitre 24

 

Bailic sentit un léger tiraillement sur ses pensées quand les sceaux des fenêtres tombèrent. Il s’y attendait, mais il sursauta pourtant. La Forteresse ne veillerait plus à conserver la chaleur à l’intérieur, pas avant les premiers frimas de l’hiver prochain en tout cas. Il n’avait pas appris au flûtiste comment sceller une fenêtre ; le jeune homme passerait une nuit bien froide, pensa-t-il sournoisement.

Il posa sa plume à côté des restes de son dîner et contempla la nuit. Le murmure de la pluie résonnait doucement dans la pièce, accompagné d’une odeur de pierre mouillée et de végétation jaunie, trop longtemps privée de soleil. Il referma le livre qu’il étudiait et se risqua sur ce qu’il restait du balcon. La brume froide et humide vint caresser la cicatrice de son cou tel un baume apaisant. Il poserait plus tard un sceau pour tenir la pluie à l’écart, mais pour l’instant il préférait rester ainsi, les yeux fermés, et savourer la sensation des gouttes humectant sa peau fragile. La lune serait pleine le lendemain. Pour l’heure, sa quasi-perfection était cachée par les nuages. Il ne distinguait pas grand-chose de cette nuit. Il aurait souhaité en voir davantage : à en juger pas son odeur, elle était superbe. Lorsque viendrait le matin, même les derniers vestiges de neige réfugiés dans les recoins sombres auraient disparu, et sa prison deviendrait moins sûre.

Bailic balaya les gouttelettes qui constellaient son long manteau de Maître, et elles laissèrent des taches sombres. Il ne s’inquiétait pas de savoir si le flûtiste s’enfuirait. Le lien qui rattachait le jeune homme au livre l’en empêcherait. Il l’avait vu dompter son virulent sceau de protection en le touchant seulement. Vérité Première le réclamait, c’était évident. Cela dit, à présent que les défilés étaient de nouveau praticables, la tentation serait grande pour Strell de prendre le livre et de détaler. Il était vraiment temps de rappeler au flûtiste la précarité de sa situation.

Bailic avait achevé de lui enseigner la plupart des sceaux de base, et le livre restait fermé. Le jeune homme avait fait des progrès surprenants en très peu de temps ; il avait accompli, durant cette simple semaine, des tâches dont les huitième et les dixième année étaient incapables. Cela ne faisait que confirmer Bailic dans l’idée que les Maîtres faisaient traîner en longueur la formation de leurs élèves pour prolonger leur servitude. Il aborderait les sceaux plus complexes dès le lendemain. Il ne faudrait plus très longtemps avant que le livre s’ouvre, mais forcer son élève à travailler plus dur serait à la fois productif et jouissif. Harceler la fille le serait aussi.

Ravi à l’idée d’infliger quelques inoffensifs tourments, Bailic envoya une pensée à la recherche des deux jeunes gens.

— Dans l’arrière-cuisine. Tout à fait à leur place.

Il prit son plateau. Le rapporter serait un excellent prétexte pour leur rendre une petite visite. Il n’avait jamais fait une telle chose auparavant, mais il ressentait le besoin de pénétrer dans leur domaine.

Bailic se figea, la main tendue. Que les flammes le réduisent en cendres ! Pourquoi, par les Loups, aurait-il besoin d’une excuse ? La Forteresse ne leur appartenait pas. Bailic, qui luttait pour contenir sa colère, se précipita dans l’escalier. Son visage se tordit quand il atteignit le balcon ouvert du quatrième étage qui surplombait le grand hall. Il faisait certes froid sans les sceaux des fenêtres, mais le Gardien fut davantage préoccupé par le ruban blanc suspendu à la balustrade, qui se déroulait gracieusement jusqu’au sol du grand hall.

— J’aurais dû enlever ces anneaux, dit-il en manipulant les boucles de métal enfoncées dans la pierre à l’intérieur desquelles passait le ruban.

Dépouiller la Forteresse de tous ses ornements lui avait donné l’impression d’asseoir son autorité sur les anciennes pierres. Il avait remisé les bannières saisonnières le matin qui avait suivi l’emprisonnement de Talo-Toecan. Les revoir ainsi installées lui prouvait que quelque chose avait changé à son insu. Même la couleur correspondait : blanc pour la neige fondue.

Brun pour les sillons creusés, songea Bailic en se rappelant la comptine qu’il avait apprise élève. Vert pour le solstice passé. Rouge pour la première gelée, blanc pour l’hiver oublié. D’or pour mes rêves exaucés, bleu pour les yeux de mon aimée. Ou vert, ou marron. Parfois doré, quand un Maître la chantait. Jamais rose.

— Talo-Toecan doit toujours venir prendre le thé avec cette gamine, grogna-t-il.

Sinon, comment le flûtiste et elle auraient-ils su que le blanc était la couleur de la saison, et ce depuis quatre cents ans ? La couleur avait même fait son apparition au bon moment : seul un Maître pouvait savoir que les sceaux des fenêtres allaient tomber ce soir, et le ruban n’était pas là la veille. L’accrocher plus tôt aurait porté malheur.

Malheur. Malheur. Les mots résonnaient dans l’esprit de Bailic pendant qu’il descendait les dernières marches. De toute évidence, il avait accordé une trop grande liberté à ses hôtes. Ils commençaient à défaire l’emprise qu’il avait sur la Forteresse. Leur domaine, en effet ! Bailic s’arrêta net, dégoûté, quand il posa le pied sur le sol du grand hall et ne trouva pas de la pierre, mais de la laine. Il baissa le regard, incrédule. Il faisait trop noir pour y voir correctement, mais il sut à cette sensation familière que le grand tapis qui représentait le parcours sans cesse changeant du soleil avait retrouvé sa place. Le Gardien inspira profondément pour tenter de se calmer avant d’entrer dans la salle à manger.

— Par les étoiles ! hoqueta-t-il.

Il n’était pas venu depuis des semaines et la pièce avait presque retrouvé son aspect d’origine. Les tables n’étaient pas à leur place habituelle, mais pour le reste, la salle ressemblait à ce qu’elle était presque vingt ans auparavant. Les tapis, les draperies, la petite table devant le feu, même le tableau suspendu au-dessus de l’âtre : celui, tout en nuances de bleu, qui lui donnait froid dans le dos. Comment avaient-ils su ? Tout était parfait.

Ou presque. Il vit deux fauteuils devant le feu, et non un seul, comme le voulait la tradition.

— Et cette odeur de… bois-de-joie, murmura-t-il.

Bailic respira l’agréable parfum et tâcha de se calmer. Il flottait partout et se mêlait à l’odeur de terre du jardin qui entrait à chaque frémissement des rideaux.

Il connaissait bien ce parfum, car son statut de Gardien lui avait jadis donné le droit de posséder un gros morceau de bois-de-joie, presque aussi long que son doigt. Il l’avait porté autour du cou, accroché à une chaîne, jusqu’à ce qu’un Gardien s’amuse à le lui arracher un après-midi et déclare que Bailic n’avait plus le droit de l’arborer. Dans sa rage, il avait oublié de le récupérer avant de réduire le Gardien en cendres.

Le feu dans la cheminée se réduisait à quelques flammèches orange, et Bailic traversa la pénombre pour inspecter la table. Il distingua des scies, des vrilles : le flûtiste devait fabriquer quelque chose. Le sol était recouvert d’éclats de bois ; il en ramassa une poignée qu’il porta à son nez.

— Oui… du bois-de-joie.

Des copeaux de la même essence jonchaient la table, comme s’il s’agissait d’un vulgaire bois à tailler et à façonner. Bailic comprit avec stupeur que l’homme des plaines fabriquait une flûte en bois-de-joie. Où en avait-il trouvé suffisamment pour cela ?

Talo-Toecan était évidemment responsable. Ce qui était très près d’être un manquement à leur marché. Bailic leva la tête vers la petite arche qui menait à la cuisine, qu’éclairait l’ombre d’un feu. Il laissa filer entre ses doigts les éclats de bois qui se déversèrent sur le sol en une cascade odorante.

— Tu entends la pluie, Strell ? entendit-il. Les sceaux des fenêtres sont tombés.

Une voix masculine fit un commentaire, qui fut suivi par un bruit d’eau et un cri féminin.

— Flûtiste ! aboya Bailic, exaspéré.

Les rires et les éclaboussures cessèrent aussitôt.

— Dans la salle de travail ? comprit le Gardien. (Puis :) Je vais voir.

La silhouette dégingandée de Strell apparut sous l’arche, suivie par celle, minuscule, de la crécerelle. Le remuant petit oiseau ne cessa de voltiger que lorsque Strell lui tendit son poing en guise de perchoir. Tous deux bloquaient l’accès à la cuisine.

— Oui, Bailic ? demanda le jeune homme en cachant sa main mutilée derrière son dos.

Le Gardien lui adressa un sourire narquois, ravi qu’il ait compris la leçon.

— Tu viendras me retrouver demain, dans le jardin, dit-il sur un coup de tête.

— Sous la pluie ?

— Il ne pleuvra pas demain, flûtiste.

— Pourquoi dehors ?

Bailic toisa le jeune homme des pieds à la tête.

— Je vais essayer de t’enseigner la difficile tâche de transformer l’énergie de ta source en lumière. Je ne voudrais pas avoir à décoller tes morceaux des murs si tu venais à te tromper.

— Est-ce si dangereux ?

— Tu arriveras bien avant le lever du soleil, poursuivit Bailic. Je veux voir quelle lumière tu peux produire.

Il avança et vint se placer devant le jeune homme interloqué. Il voulait tourmenter la jeune fille. C’était pour cela qu’il était descendu.

L’inquiétude de Strell lui fit froncer les sourcils, et son regard se perdit dans le vide.

— Descends tôt, flûtiste, ou je viendrai moi-même t’arracher à tes couvertures bien chaudes. Maintenant, ôte-toi de mon chemin !

Bailic n’avait pas assorti son ordre d’un sceau mais Strell s’écarta cependant, apparemment stupéfait à la perspective de cette leçon matinale.

— Attendez ! s’écria le jeune homme.

Trop tard : le Gardien avait déjà regagné la cuisine vivement éclairée, l’air satisfait. Il s’arrêta net et jeta un regard noir à l’exaspérant personnage qui avait bien failli lui rentrer dedans.

— Où est-elle ? grommela Bailic.

Bailic vit de l’eau répandue sur le sol, devant l’évier à moitié rempli de vaisselle. Dans la cheminée centrale, une théière sifflait. Seule manquait la jeune fille.

Bailic, les bras croisés, pianota avec nervosité sur son biceps. Il envoya une pensée à sa recherche mais sa cachette était si proche qu’elle paraissait être encore dans la pièce. Peut-être dans le jardin… Eh bien, il n’allait pas la pourchasser sous la pluie. De rage, il frappa le dessus de la table, ce qui fit décoller l’oiseau. Le maudit volatile s’envola vers l’une des cheminées inutilisées et voltigea sans raison avant de finalement se poser sur le manteau. Bailic frémit quand la crécerelle regarda furieusement le vide. Elle dirigea alors sa colère vers lui, les plumes hérissées.

— Dis à la fille que nous nous retrouverons devant le foyer du jardin, annonça Bailic, les yeux rivés sur l’oiseau. Elle sait déjà où je souhaite qu’elle pose le plateau du petit déjeuner.

Il jeta un dernier regard soupçonneux à la pièce, fit volte-face et sortit.

— Quelque chose ne va pas, marmonna-t-il en traversant le grand hall. Je n’aime pas cela, je n’aime pas cela du tout.

Vérité Cachée
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